Le mythe dans « vous allez voir ce que vous allez voir »
(Prévert, Paroles, p.180)
Partant de son étymologie grecque « muthos » qui le pose en tant
que fable ou récit fabuleux, le terme mythe
est perçu de différentes manières parmi lesquelles : le mythe comme
l’irréel, le mythe comme l’expression du passé glorieux d’une communauté, ou le
mythe comme un symbole de la culture de la bourgeoisie contemporaine, ou encore
le mythe comme représentation inconsciente de l’idéal d’un individu. Ces
différentes conceptions du mythe sont le
fait d’une évolution dans le temps, elles ont permis de partir de la
collectivisation du mythe vers sa considération dans l’individu. Au-delà de ce
balisage définitionnel, si l’on considère avec Louis de Bonald que « la littérature est l’expression de la
société autant que la parole est l’expression de l’homme » alors,
l’œuvre littéraire trouverait son origine sur un substrat mythique qui aurait
aiguillonné l’esprit de création chez l’écrivain. Dans cette perspective, on
comprend la nécessité de ce cours de littérature comparée et la pertinence de
l’orientation théorique vers la question du mythe. Mais encore, nous comprenons
la visée de cet exercice qui consiste à ressortir le substrat mythique à
l’origine de la production du poème « vous
allez voir ce que vous allez voir » (Paroles, p.180). Sur quel(s) mythe(s) repose ce poème ? Quel
est le traitement stylistique que Jacques Prévert lui accorde ? Dans quel
but ou pour quelle intention ? Telles sont les questions que le
comparatiste pourrait se poser lorsqu’il recourt à la mythocritique. Afin d’y
répondre, il faudrait analyser ce poème aux niveaux artistique (l’œuvre, le
texte), mythique (le mythe fondateur de l’œuvre / du texte) et archétypal (le
rapport Bien VS Mal autour duquel se construit la production).
ANALYSE MYTHOCRITIQUE DU TEXTE ET INTERPRÉTATION
Tel que précisé à l’introduction, l’analyse
mythocritique se construit autour de
trois (03) niveaux d’analyse (artistique, mythique et archétypal). Nous
présenterons ces niveaux d’analyse en lien avec le corpus, puis nous
proposerons une interprétation possible de ce texte afin de répondre aux deux
dernières questions de notre problématique.
ANALYSE MYTHOCRITIQUE
Au niveau artistique
Le texte porte sur les rapports qu’entretient
l’être humain avec l’eau. Ces rapports sont limités à une perspective qui
présente les possibilités de coexistence entre l’Homme et l’eau : soit
l’être humain se trouve dans l’eau soit il se retrouve sur l’eau. Cette
dichotomie est cependant appuyée par un commentaire fondamental à la
compréhension : le poète s’interroge sur le caractère miraculeux que
pourrait présenter l’un des deux pôles. En d’autres termes, il est communément
admis que l’une de ces situations est impossible à telle enseigne que sa
réalisation relèverait du miracle. Si l’auteur parle donc de miracle annoncé
plus haut, cela a sans doute trait à une croyance, à un mythe.
Au niveau mythique
Le niveau mythique est celui dans lequel après
analyse su précédent niveau, est dégagé le mythe sur lequel repose la
production littéraire étudiée.
La seule occurrence recensée faisant état d’un
homme marchant sur l’eau est celle qu’introduit la Bible évoquant Jésus-Christ
en train de réaliser cet exploit. Ce récit remontant à un temps immémorial
constitue de fait un mythe spéculatif ou symbolique. Ce mythe repose sur un
archétype objet du prochain arrêt.
Au niveau archétypal
L’archétype désigne le type auquel l’on se
réfère. Dans ce contexte (mythocritique), il fait référence à l’opposition Bien
vs Mal à un niveau suprême. Cette suprématie s’articule toutefois à travers des
motifs qui sont fonction des textes.
Pour ce qui en est de notre corpus, il nous
semble reconnaître à ce niveau l’opposition Croyance, foi vs Mécréance,
incrédulité. Ce postulat est clairement déductible à partir des deux derniers
vers du poème et du rapport qu’ils établissent avec les vers précédents.
Tableau récapitulatif de l’analyse
Niveau
artistique
|
Niveau
mythique
|
Niveau
archétypal
|
L’humain
sur l’eau ou dans l’eau ?
|
Jésus-Christ
sur l’eau
|
Croyance,
foi vs mécréance, incrédulité
|
INTERPRÉTATION
Le rapport entre ces instances d’analyse permet
d’élaborer l’interprétation qui suit. Il nous semble que Prévert cherche à
susciter la réflexion du lecteur sur la considération du fait de marcher sur
l’eau comme un miracle tel que cela est présenté par la Bible. En effet, il est
clair, à partir des deux derniers vers du poème, que le poète remet en cause ce
postulat biblique. Selon lui, nager dans la mer ou marcher sur l’eau, tout est
une question des lois de la physique (loi de la gravité, rapport
densité-force-poids…). Afin de présenter la chose comme il l’entend, il
présente deux vers opposés (v1 vs
v2) à tous les niveaux (homme vs
fille ; nue vs barbu ;
nage vs marche ; dans la mer vs sur l’eau) : le verbe nager
implique que l’individu soit complètement cerner par l’eau et qu’une partie de
son corps soit immergée ; tandis que le verbe marcher sur l’eau induit que
le niveau d’eau est assez bas pour permettre à l’individu de se mouvoir sur ces
jambes puisqu’il peut prendre pied même si en station debout, ces pieds peuvent
ne pas être visible au regard du niveau d’eau. À travers l’interrogation finale
qui nous semble rhétorique, Prévert soutient qu’au regard des lois de la
physique, nul être humain ne peut marcher sur la mer (masse d’eau), et que le
miracle que l’on accorde volontiers à Jésus-Christ n’en est pas un. Il
s’agirait alors soit d’une exagération volontaire des préposés au christianisme
pour renforcer la foi des fidèles en faisant miroiter des pouvoirs qui
renforcent la crainte et l’admiration pour un être de sang et de chair dont ils
modifient et utilisent la biographie à des fins dogmatiques et religieuses ;
soit une erreur d’appréciation de ceux qui assistèrent à la scène de
Jésus-Christ sur l’eau et son disciple Pierre dans l’eau : ils n’auraient
pas remarqué que Jésus était à un endroit où l’eau était peu profonde par
rapport à l’endroit où se trouvait Pierre.
À travers ce poème, nous retrouvons l’esprit
anticonformiste qui sous-tend Paroles de
bout en bout. Ici, il est question pour Prévert de se rebeller contre un dogme
qui se constitue en idéal, en mythe pour les chrétiens car celui-ci articule
autour d’un soit disant miracle que la science peut pourtant éprouver. Il
déconstruit ainsi le mythe de l’homme marchant sur l’eau qui repose sur
l’opposition croyance (renforcer la foi des chrétiens) et mécréance (faire
adhérer les autres). Pour ce faire, il recourt à des procédés stylistiques tels
que l’antithèse et l’interrogation rhétorique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire